Gérard Bertrand a coutume de travailler par séries comportant un titre. Chaque série est limitée par un nombre précis, posé à l’avance…Nous n’y voyons qu’un cadre programmatique qui correspond à la rigueur de pensée du plasticien. Nous le verrons, cette rigueur dialogue parfaitement avec son infatigable imagination.

Nous nous attarderons plus longuement sur le titre de la série. Ici “Manière noire” ou “mezzo-tinto”, emprunté à une technique de gravure sur cuivre qui installe le noir comme valeur fondamentale. La plaque, entièrement “bercée” à l’aide d’un outil spécifique, est pourvue d’une trame très serrée de ponctuations qui, après encrage, donneront un noir velouté et profond. Les gris et les blancs sont obtenus en écrasant plus ou moins les ponctuations. C’est bien du noir que va surgir le blanc.

Le parallèle avec la technique de la “manière noire” met en évidence si nécessaire, le travail extrêmement fouillé que Gérard Bertrand réalise à partir de la photo initiale. Les images vont s’élaborer par une succession de calques, à partir d’un fourmillement de pixels noirs parmi lesquels la technologie informatique et la loupe de l’artisan-photographe vont dégager, confronter, trier, densifier, éparpiller, dégrader, … afin de sculpter, de polir des modelés de gris, de faire surgir les lumières, les éclairages, qui vont donner ces images frémissantes et tactiles, qui s’apparentent parfois aux bas-reliefs.

A ce stade de l’analyse nous n’avons pas évoqué les thèmes abordés, le titre générique “manière noire”  étant déjà, en soi, un thème très prégnant.

Une autre exigence, non moins prégnante, est le carré que le photographe plasticien s’impose comme espace créatif, figure non orientée pouvant basculer sur ses quatre côtés. La composition de l’image n’est pas induite par un rapport des côtés qui conduirait à mettre en évidence la verticale ou l’horizontale, comme dans le cas d’un rectangle.
Tous ces paramètres, pris comme postulats, installent donc un réseau de contraintes impérieuses :
du “noir-au-blanc-dans-un-carré”, pourrait aboutir à une sorte de monochromie ombre-lumière que d’autres ont expérimentée par ailleurs. Il n’en est rien bien sûr, alors-même que la vision à une certaine distance tend à agir dans ce sens.

C’est en se rapprochant lentement, en diaphragmant le regard par le jeu des paupières que l’image va se révéler dans son intimité : savoureuse par ses textures végétales, minérales, polies ou rugueuses, par les lumières savamment distribuées. Et dans cet univers souvent saturé, étouffant parfois (et cela participe de l’envoûtement) vont apparaître les données figuratives : l’homme est là, figé en sa précaire éternité.

Ici tout a la lenteur du fossile, la pose du danseur, l’arrêt sur image, l’inquiétude sournoise. Nul ne court pour échapper à la sourde menace : un voile de cendres jaillies d’un invisible volcan recouvre la vie pour la ralentir sans la détruire.
L’insolite est de règle en raison de la juxtaposition d’éléments appartenant à des univers différents, mais aussi par l’exigence d’une observation rapprochée afin d’accéder, en voyeur indiscret, à l’intimité de l’image.

L’exploration exige un regard d’archéologue. Le temps souvent s’est figé et il faut savoir écarter le rideau invisible afin de découvrir, à qui en a le désir, le détail apparemment dérisoire qui ne quittera plus la mémoire comme une petite musique lancinante.

                                                                                                                         Jacques Reverdy